La voix du Maître

Publié le par Lita.s

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La voix du Maître

 

 
   « Bien !... Nous allons poursuivre l'étude de... »


   Vais-je lui dire ? Des mots, des mots… Il en a tant, lui ! Ses mots à lui, sa voix… Je n’entends plus que ça, le jour,
la nuit. La nuit surtout, quand les bruits se sont tus et qu’il ne reste que ça. Sa voix résonne en moi, je suis son orgue de barbarie, celle qui m’habite tant mon désir est furie.

 

 

Vais-je lui dire ? Elle est si jeune, si belle ! Je ne connais pas le son de sa voix. Je l’imagine douce et rauque à la fois, de ces voix qui implosent quand les femmes osent leur jouissance. De ces voix qui me font perdre la tête. Pour elle, je perdrais mes mots, ma pensée s’enfuit, se dévide vers elle, capturée par ses yeux qui ne quittent pas ma bouche. Ses yeux font l’amour à mes lèvres, les caressent, pénètrent mon âme, la retournent comme un gant et me laissent pantelant. Alors ma voix s’amenuise, et je sens sur ma bouche, les regards qui s’interrogent. Ses yeux à elle perçoivent mon émoi, du moins je le crois. Elle fronce un peu les sourcils, et je me ressaisis, je reprends mon chemin… «  Nous voyons donc que dans la « Gradiva », Freud… »

 

Je l’ai troublé, j’en suis sûre, je le sais. Sa voix s’est abîmée, noyée un instant dans le clair de mes yeux. J’ai eu peur. Peur qu’autour de nous, les autres aient perçu son trouble, qu’ils aient vu mon émoi. Sa voix a flanché, j’ai cru défaillir.

 

Je l’ai troublée, c’est sûr. La sentir si proche, si forte, si vulnérable… J’ai envie de la prendre, la serrer contre moi. Dans l’ouverture de son T-shirt, ses seins menus et libres me donnent envie d’y mordre. Je pressens la douceur de son ventre, le velouté de sa peau… Contrairement à l’habitude, je ne me tiens pas debout au bord de l’estrade, mais sagement derrière le bureau qui cache l’encombrante preuve de mon émoi.

 

Ce qui me trouble comme ça ? Oui, j’ose le dire, ce mec me fait bander. Sa voix me hérisse le poil, laboure mes reins, me pénètre… J’ai honte. Personne ne m’a jamais fait cet effet-là. Putain ! D’abord, c’est un mec, il est vieux. Il pourrait presque être mon père. Et je suis là, scotché par sa belle gueule, les cheveux blancs qui auréolent sa tête de pop star… Et sa voix, sa voix !

 

Je rêve d’un rendez-vous avec elle. C’est à peine si elle cille de temps à autre. Captée, quasi hypnotisée, elle ne décroche pas de mes lèvres et ne baisse pas les yeux pour prendre des notes, comme le font les autres. Je suppose qu’elle m’enregistre.

 

Je rêve de lui, le jour, la nuit. Je l’ai enregistré sur mon MP3, et je me le passe en boucle. Je m’habille de ses tonalités, je me parfume de ses inflexions, ses soupirs me caressent, sa respiration me fouille, son souffle m’échauffe... Je monte le son, et… Je jouis de ses vibrations qui m’électrisent, écrasent mon oreiller et froissent mes draps. "L’homme aux loups", l’hystérie de "Dora"… Ah, sa voix ! L’orgasme est dévastateur. Je hurle ma jouissance tandis qu’à mes oreilles, sa voix monte et tonne…

 

Elle s’appelle Sacha. J’ai appris qu’elle est sourde. Ma voix, elle s’en fout. Son attention exquise était dictée par la nécessité de lire sur mes lèvres. C’est aussi pour cela qu’elle assistait plusieurs fois aux mêmes cours. Ce que j’avais pris pour de l’adoration n’était qu’une studieuse attention.

Mon regard erre sur le premier rang, le deuxième, le troisième, plus loin vers les derniers gradins. Combien sont-ils à me dévorer des yeux et des oreilles ? Je sais, ma voix a ce pouvoir. Filles et garçons, jeunes ou moins jeunes… Combien sont-ils à se tripoter en m’écoutant ? Parfois, presque sous mon nez. Je les imagine chez eux, la petite blonde à lunettes, là au troisième rang, la quadra du premier rang, le jeune punk de la rangée de côté… Tous les ans, c’est la même chose. Dans les amphithéâtres ou dans les salles de cours, ma voix les happe, leur retourne les sens, leur met le feu aux neurones et au cul. Parfois, je m’autorise un petit écart, une aventure rapide avec une brunette potelée, une blonde diaphane, une sculpturale noire. Elles forment alors une sorte de clan des ex-élues. Des garçons ? Jamais, par manque d’envie.  Et puis vite, je les oublie.

Mais depuis quelques semaines, il y avait cette fragile orchidée dont les yeux semblaient faire l’amour à mes lèvres. La seule que ma voix ne pouvait séduire. Elle est partie.

Jamais elle ne m'entendra.

 

 

                                                        FIN

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T
Je me suis perdu dans ton texte puis retrouvé. J'ai beaucoup aimé. Rever d'atteindre l'inaccessible est un des moteurs de l'humanité.<br /> Je t'embrasse et regrette nos contacts plus fréquents<br /> Ton Zami<br /> Thierry
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