Pomme d'amour

Publié le par Lita.s

J'étais en Normandie ce week-end... Cela explique peut-être le thème de cette petite nouvelle née en chemin.

 

                                                                                                 psymage.Lita.s

 

La pomme  était parfaite. Rouge carmin, comme celle de Blanche Neige. Il n’avait pas idée de sa variété. Les noms des pommes, leurs origines, leur AOC, il s’en fichait. C’était un esthète à qui seule importait la beauté des fruits et autres sujets qu’il décidait de peindre. Il aimait aussi la plasticité de leurs imperfections ou de leur état de décomposition.

Oui, ce fruit était magnifique. Il l’avait posé sur une assiette noire, et l’éclairage particulier de cette fin d’après-midi donnait à la pomme des rougeoiements d’enfer. Cela aurait dû être suffisant.

« Trop parfaite peut-être. Trop neutre, trop convenue » murmura-t-il.

Il la saisit et croqua à pleines dents dans la chair délicieuse, sentant la peau céder sous la morsure, le jus exploser à son palais et à ses papilles.

«  Mmm ! Je ne connais pas ton nom, jolie pomme, mais tu es bien bonne… Je comprends qu'Adam ait craqué.»

Il jaugea les proportions de la chair blanche que ses dents avaient fait apparaître, pensa qu’il avait une grande bouche et que la morsure était harmonieuse. Le rouge luisant de la peau tranchait merveilleusement avec la blancheur de la chair. Là, il y était.

Il disposa la pomme ainsi croquée sur l’assiette, la tourna un peu afin que la limite peau-chair reçoive les rayons du soleil faiblissant, recula de quelques pas pour juger de l’effet. Enfin, il posa son céans sur le tabouret. Il devait faire vite s’il voulait capter les derniers feux du jour. Heureusement, depuis quelques temps, il s’était décidé pour l’acrylique, après l’avoir boudée pendant des années. Sur sa palette, les couleurs commencèrent à chanter tandis qu’il gravait dans sa mémoire les nuances qui, dans quelques instants, allaient s’évanouir. Alors il commença, d’un pinceau sûr. Pour lui, peindre à l’acrylique était un acte sauvage, très loin de la tempérance qui était la sienne avec les couleurs à l’huile. L’acrylique, c’était une véritable découverte, non de la technique, mais de la part de lui-même qui s’accordait tout particulièrement avec cette matière dont il avait longtemps auguré la sécheresse, et dont il s’était surpris à aimer la vivacité et la souplesse.

 

En un temps record, la pomme apparut sur la toile, comme la première d’un Éden. La morsure qu’elle portait la rendait magique ; une offrande à la vie en une plénitude mortellement marquée par la trace de sa bouche. Une morsure qui montrait la fin du fruit, une suprême beauté avant le pourrissement et les vers. Il était heureux de l’avoir ainsi immortalisée, d’avoir emprisonné sur la toile, la rousseur du jour qui finissait en accrochant la rondeur éclatante du fruit, et son plaisir gourmand.

Il avait terminé. Satisfait du résultat, il posa sa palette sans la débarrasser des teintes qui la coloraient. Il aimait ces traces de son travail qui s’ajoutaient, se tutoyaient, se recouvraient… Puis il lava soigneusement ses pinceaux, ses brosses et ses couteaux. Enfin, il s’étira en baillant.

 

Le soir était venu. Sur le trépied, la pomme semblait bien seule. N’étant plus caressée par les rayons du soleil, on aurait dit qu’elle avait perdu tout attrait. Il l’attrapa d’une main et alla s’accouder à la fenêtre pour profiter encore un peu de la douceur de cette fin d’été. Les toits des maisons avaient l’air d’avoir cuit durant la journée. Pas de bruits, l’heure exquise.

Il porta la pomme à sa bouche et croqua à nouveau dans ce fruit qui lui avait déjà tant donné. A peine avait-il croqué qu’il fronça les sourcils au-dessus de ses yeux étonnés. Il mâcha tout d’abord avec lenteur et application. Un frisson parcourut sa nuque. Il croqua derechef, une bouchée, une autre, n’en croyant pas ses papilles. Pour un peu, il aurait aussi croqué ses doigts dégoulinants de jus.

Un peu hébété, il cessa de lécher ses doigts, baissa les yeux vers ses mains, puis regarda autour de lui, derrière… semblant s’assurer que personne ne l’avait vu, comme s’il venait de commettre un acte délictueux. Il secoua la tête, s’ébroua et tenta de rassembler ses pensées. Que s’était-il passé ? D’où venait ce goût incomparable, cette sensation de plaisir intense, orgasmique ? Cette pomme, il l’avait goûtée quelques heures auparavant. Il n’en connaissait pas la variété, mais il en avait déjà achetées de semblables chez l’arabe de la rue voisine ou au supermarché. D’ailleurs, il devait en avoir d’autres dans son réfrigérateur.
…/...




La suite dans mon recueil CROQUE MI-TEINTES, parution en avril 2010 aux éditions Glyphe. 





 
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S
Un portrait de Dorian Gray bien insolite que tu nous livres là: pomme du péché, pomme d'art, modèle magnifié... les symboles sont présents pour une histoire qui donne envie, soit de manger beaucoup de pommes - mais pas n'importe lesquelles - soit de rencontrer un peintre talentueux... c'est donc l'art qui rend si beau? Probablement... L'art & le désir? Joli sujet...
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A
...ne "croquons" pas la pomme avant de l'avoir "esquisser" ...
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C
Très bien écrit ta nouvelle, tu nous tiens en haleine jusqu'au dénouement.<br /> Pomme d'amour était le titre d'une petite sculpture que j'avais faite pour une expo érotique...<br /> <br /> http://christianemoreau.blogspot.com/2007/12/pomme-cuite.html#links<br /> <br /> Encore bravo pour ta belle écriture.
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L
merci Manser, merci Zoridae. C'était un petit interlude avant de reprendre ma "Céleste".
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Z
Très beau billet, surprenant, riche dans les descriptions, le crescendo de sensations..; Bravo !
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