Règlement de comptes

Publié le par Lita.s

 

 

 

psymage-2006_045.jpg                                                             psymage.Lita.S


            Quelques badauds s’attardent devant les vitrines où s’étalent des bandeaux plus    ou moins racoleurs : SOLDES MONSTRES…RABAIS…DERNIERES                  DEMARQUES… L’ambiance est agitée en cette fin de journée ; surtout ne pas passer à côté de l’Affaire, la dernière, juré, après on rentre… Les passants ne prêtent pas attention à l’homme immobile au bord du trottoir. Des automobilistes vaguement inquiets du bout de ses pieds qui dépassent sur la chaussée font un léger écart. On ne sait jamais, il y a tellement de cinglés ! Heureusement, il ne pleut pas sinon ses mocassins seraient éclaboussés. La saleté, le désordre, il n’aime pas. Mais là, il ne pense pas à ses pieds ni au costume qu’il vient d’acheter et qui lui donne une certaine prestance, ni à cette idiote de caissière qui a cru le rabaisser… Dans son esprit, il y a un chiffre suivi de trois lettres. Il se tient très droit face à la rue. Face à l’immeuble d’en face. Ses yeux ne cillent pas. Le 3 bis, c’est là. Il vérifiera quand même sur la plaque avant d’entrer. Sans un regard pour le flot de voitures qui avancent au ralenti, il se met soudain à traverser. Très vite. Les injures et les klaxons ne l’atteignent pas. Arrivé devant le porche bleu, il hésite et fourre sa main dans la poche de sa veste. « Tout va bien. Oui, ça va ! » : le contact du cuir l’apaise. A grandes enjambées, il traverse le parking privé aux haies bien ordonnées. La mini verte est là. Il sait déjà quelle sera sa réaction. Ca le fait sourire. Très vite , il appuie sur la sonnette.

 

 

-         Monsieur Sambrun !... Euh ! Si vous vouliez un rendez-vous, il fallait m’appeler.

-         Oh ! je suis passé par hasard et j’ai aperçu ta plaque…

Elle tique à peine au tutoiement. Elle avait oublié. Tellement de travail depuis qu’elle a déménagé !

-         Je suis désolée mais vous savez bien que je ne peux pas vous recevoir comme ça.

-         Oui oui ! Je n’en ai pas pour longtemps. Il a failli ajouter « ne crains rien » mais avec cette diablesse, il ne faut rien dire à la lègère.

-         Bien… Entrez mais j’ai très peu de temps à vous consacrer.

 

Il a toujours aimé l’odeur de vanille qui flotte chez elle. Déjà, quand il se rendait au 3 rue Neuve, cette odeur faisait fondre quelque chose en lui. Mais aujourd’hui, rien en lui ne mollira. Au contraire, il sent de la vigueur dans tous ses membres.

Elle le fait entrer directement dans un grand bureau donnant sur une pièce plus petite.

-         Hé bien dis donc, on voit que tu es passée à la vitesse supérieure. Ca doit te changer de tes dix mètres carrés. Toujours un peu spartiate, mais de bon goût. Très doux, le bleu du divan. Si si, on se sent tout de suite enclin aux confidences même si ça a un peu perdu le côté cosy. Et puis cette double exposition… fenêtre sur rue et fenêtre sur cour…

Sans prêter attention à son bavardage, elle se dirige vers son fauteuil et lui désigne avec lassitude le siège en vis-à-vis. Elle se dit qu’il est tard et qu’elle se serait bien passée de cette visite. Le jour où il a cessé de venir, elle a été étonnée mais finalement soulagée. En le regardant, elle pense qu’elle ne l’a jamais beaucoup aimé, même si elle affecte de ne pas avoir de sentiments négatifs envers ceux qu’elle reçoit. Et puis il y a eu ce déménagement, tous ces coups de fil… Trois mois ont passé, et voilà ce découpeur de mouches qui refait surface.

-         Je vous écoute.

-         Hé bien, j’ai eu quelques affaires à régler… J’ai aussi beaucoup lu ces derniers temps. Notamment un article qui parlait de toi. Tu deviens célèbre dis donc…

Elle tapote le bord du bureau avec son stylo. Il sourit devant cette marque -oh, légère- d’impatience. Sortie des heures planifiées, elle est bien plus vulnérable.

-         Je me disais que pour une fois, tu pourrais me parler de toi.

Elle en laisse échapper son stylo.

-         Vous plaisantez !

-         Pas du tout. Parle-moi de toi !

-         Justement, vous me connaissez trop peu pour me tutoyer, d’autant que cet entretien a lieu en dehors de tout travail…

-         Tu l’as dit. D’ailleurs, je veux que tu me parles de toi mais, de grâce, ne me parle pas d’argent ni de ton boulot.

-         Je n’ai rien à vous dire en dehors de ces deux points-là. Vous savez que vous me…

-         Tss tss… tu me déçois beaucoup, Jeanne.

-         Je ne vous permets pas !

-         Chut, murmure-t-il, tu n’es pas en position de me dicter ma conduite.

-         Ca suffit, coupe-t-elle en se levant, sans prendre garde à la douceur inattendue de son ton.

-         Hé hé… Et bien non, je ne peux pas.

-         Vous ne pouvez pas quoi ?

-         Je ne peux pas partir. Parles-moi de toi. Alors peut-être que je partirai. Nous serons, disons… à égalité.

Elle se rassoit lourdement dans son fauteuil. Elle se disait bien que quelque chose de ce genre pouvait arriver un jour, même si elle a toujours veillé à ne pas recevoir trop de vrais tordus. A toute vitesse, elle essaie de penser. Elle le connaît sans doute mieux que personne mais ses zones d’ombre prennent tout à coup une densité menaçante. Elle sent comme un flottement dans l’air. Et puis une odeur vaguement acide à mesure que se dessine un sourire sur les lèvres de l’homme assis en face d’elle. Ca vient de ses aisselles. La peur. Sa peur a une odeur. Il a senti son trouble et sourit plus largement encore. Alors seulement elle se dit qu’il est peut-être dangereux. Complètement parano. « Et il n’y a que moi dans ce foutu soixante deux mètres carrés. Si j’étais restée avec les autres dans le collectif de la rue Neuve… »

-         Hé oui ! Tu n’aurais pas dû déménager, ma cocotte. Tu es toute seule maintenant. Seule avec moi, ton bavard préféré.

Son corps prend note de la menace. La voix mal assurée, elle tente de le ramener à la raison.

-         Monsieur Sambrun, je pense qu’il vaudrait mieux que vous repreniez une cure…

-         Avec toi ?

-         Euh non ! Je n’ai plus de place mais je peux vous indiquer…

-         Ha ha ha ! Mais ma colombe, je suis justement ici pour terminer le travail.

Elle a crispé ses mains sur ses bras nus. A se faire mal. A présent, elle est sûre du danger.

-         Que voulez-vous ?

-         Moi ?... Mais rien -il rit- Je passais par hasard…

Elle ne souligne pas ce curieux hasard. De lui-même, il corrige :

-         Ok, c’est pas un hasard.

Il se tait. Faisant mine de s’intéresser aux tableaux accrochés au mur, il se rapproche d’elle.

-         Pas mal ! Tu es en progrès, ma biche ! Pourquoi tu ne signes pas de ton vrai nom ? Tes anagrammes sont archi nuls.

Elle se recroqueville dans le fauteuil. De tableau en tableau, il se rapproche d’elle.

-         Mmmm… Tu as vu, c’est la période des soldes. C’est un mot intéressant, « Solde », tu ne trouves pas ? Bien plus que « Rabais », oh comme je ne l’aime pas ce mot-là ! Il y a du rat et du mouton dedans, de la carpette. Une horreur… Alors que Solde, c’est de la musique, du définitif… Pour solde de tout compte, par exemple.

-         Où voulez-vous en venir à la fin ?

-         Patience, petite Madame ! Je te trouve bien agitée. Allez, parle-moi de toi. Montre-moi que tu es vraiment… Ouverte.

La façon dont il a dit ce mot la fait frissonner.

-         Tu as peur, hein !... Je viens juste solder notre compte. Ne me regarde pas comme ça.

-         Vous… vous êtes fou à lier.

-         Oh ! Je m’attendais à mieux de ta part. Mais tu as raison : je veux défaire le lien. Te libérer, nous libérer tous les deux.

Elle sent la sueur rouler sur sa peau. Incapable du moindre mouvement, de la moindre pensée, elle le regarde marcher devant elle.

-         Tu vois, la peur je connais. Il est même arrivé que j’aie peur de toi. Oui, en quatre ans, j’ai eu parfois peur de toi. De ta façon de deviner ce que je ne disais pas… Je dois admettre que grâce à toi, fini ! Partie la peur. Tu m’en as débarrassé. C’est ça ! Le mot juste… Je me suis débarrassé de pas mal de trucs qui m’encombraient ces derniers temps.

Il se poste à la fenêtre. Dehors, il fait noir à présent.

-         Pas grand monde dans la rue. C’est bien d’habiter les beaux quartiers mais quand les boutiques sont fermées… plus personne. Quelqu’un crierait « Au secours », pas une oreille ne l’entendrait. Sauf peut-être « Madame La Grande Oreille », celle qui possède mes secrets. Pourquoi bouches-tu tes écoutilles ? Je n’ai pas fini, ma grande.

Le téléphone est à portée de sa main mais elle sait qu’il ne la laissera pas faire. Elle n’entend pas le tapage habituel des voisins du dessus, au reste, rien ne dit qu’ils se dérangeraient en entendant crier… « Un seul appartement par palier, c’est génial ! » avait-elle pensé en visitant l’endroit.

-         Apparemment, tu vis seule… A moins que… Ici, c’est seulement ton bureau, c’est ça ! Tu dois avoir une belle résidence à deux pas, hein !... Allons, parle-moi de toi, de ton mari, de tes amants. Je parie que tu es bonne au lit. Non… Madame est frigide peut-être. Moi, ce que j’en dis… Le sexe, c’est pas mon truc. Mais c’est vrai, tu sais. TU SAIS TOUT ! Comment crois-tu qu’on peut vivre en sachant que quelqu’un sait tout ?

-         Mais… mais vous avez changé…

-         Oui, c’est ça qui est insupportable. Tu sais tout de moi avant… Et moi, je ne sais rien de toi. Allons, laisse ton orgueil de côté. Parle-moi de toi…

-         Je…Non, je n’ai rien à dire… Tant pis pour l’argent que vous me devez. Ca m’est égal. Partez ! Partez !

-         L’argent, l’argent… Je pourrais te payer mais ça ne règlerait rien. Tu ne m’écoutes pas…

Les paroles de l’homme deviennent un brouhaha. Elle le voit marcher devant elle, remuer les lèvres mais elle n’entend pas ses mots. Elle voit le mouvement compulsif de sa main droite dans la poche de sa veste. Comme s’il y frottait un objet. Parfois la main remonte et laisse apercevoir un flash marron, du cuir peut-être.

-         Ah ! Madame a les yeux fureteurs, hein ! Tu veux voir ? Tu es sûre que tu veux voir ?

Lentement, il sort son poing de sa poche. L’objet ne semble pas très gros. A peine s’il dépasse de sa main.

-         Il est très beau. En cuir. On n’en trouve pas beaucoup des comme ça. Très maniable aussi, très rapide. Regarde !

D’une poussée à peine perceptible, il a fait jaillir la lame. Très fine, très blanche.

-         Et tu as vu sa courbure, si légère… Il appartenait à un maure. Je ne te dirai pas comment je l’ai eu. Le maure est mort. Drôle, non ? Je vois que tu n’apprécies pas.

Elle ne peut détacher ses yeux de la lame qu’il agite comme pour ponctuer ses paroles.

-         Je ne te le prêterai pas, tu pourrais te blesser… l’oreille par exemple !

D’un bond, il est tout près d’elle. Elle détourne la tête. Elle voudrait crier, bouger… Le fauteuil semble l’absorber petit à petit. Elle sent son haleine sur son visage. Une odeur fraîche, mentholée qui flotte sur la chaleur du souffle. Elle sent sa main qui se pose sur ses cheveux, une caresse qui descend vers son cou… Et puis ce froid sur sa tempe. Un mince trait glacé posé au-dessus de son oreille. Surtout ne pas bouger. Ne pas respirer.

-         J’aime bien les corridas, quand le torero emporte ses trophées. Tu sais, les oreilles et la queue. Ta queue à toi, ton phallus, il est dans ta tête… Le plus simple serait que je te coupe la tête. Je l’emporterais en trophée dans mon bureau tout neuf. Ah oui ! Je ne t’ai pas dit. Je m’installe. Un beau bureau, assez loin d’ici. Modeste mais… cosy. Tu vois ce que je veux dire ? Non, ne bouge pas ma caille. Je ne veux pas te blesser par mégarde. Ce qui me chiffonne, c’est que je voulais que tu me parles de toi et je me retrouve une fois de plus à monologuer. Agaçant ! –ajoute-t-il en appuyant un peu sur la lame à l’insertion de son oreille-.

Le sang perle à peine. La peur est trop forte pour qu’elle sente la douleur. Elle est dans un état second. Plus de force pour protester, se débattre. Médusée par son propre état de faiblesse. Elle imagine la lame entrant sans effort dans la peau de sa gorge, tranchant la chair, la carotide… Le sang qui bouillonne, jaillit autour de la lame et tache son corsage, l’air qui lui manque, l’horrible gargouillis qui sort de sa bouche…

-         Je ne veux pas t’abîmer Chérie. Allons, lève-toi. Nous allons faire quelques pas.

Il la prend par le bras. Elle n’esquisse pas un mouvement pour lui échapper.

-         Fais-moi visiter le lieu du crime.

 

Comment il a réussi à l’amener là ? Elle ne sait pas. Sans doute s’est-elle laissée tirer, pousser vers la kitchenette, les w.c, la petite salle d’attente où elle a noté dans une semi absence que le ficus manque d’eau. Très loin, elle l’entend parler. Elle voudrait réagir. Sa tête dicte les mouvements mais son corps ne réagit pas.

-… temps écoulé… oujours ponctuelle… minutes exactement… nous séparer, ma caille. C’est toi qui vas avoir des comptes à rendre maintenant.

C’est à peine si elle a senti la poussée. Ce n’est pas vraiment désagréable, cette sensation de flotter. Et puis très vite, cette lourdeur… Et puis le froid qui la réveille, l’air qui griffe son visage. Elle est sortie de sa léthargie à présent. Elle voudrait se débattre, faire rembobiner la séquence, lui lancer un coup de genou dans les roustons, lui balafrer le visage… Cinq étages, c’est suffisant pour se rendre compte. Pas pour éviter le crâne qui éclate sur les pavés de la cour intérieure.

 

Calmement, il referme la fenêtre. Elle n’a même pas crié. Personne ne sait qu’il est venu ce soir. Il n’y a pas de gardien. Il est tranquille, sûr de lui. Guéri.

Dans quelques jours, il posera sa plaque : Yvon Sambrun – Psychothérapeute. Un métier fantastique. Avoir été suivi par la grande Jeanne devrait être un atout… Sauf que ladite Jeanne n’aurait pas été d’accord.

 

Elle referme le cahier noir, un peu perplexe. C’est la première fois qu’elle se fait mourir. Elle en éprouve un léger malaise. Avec lassitude, elle le range auprès des quatre autres. Ecrire est sa façon à elle de prendre de la distance avec son boulot. Ce Monsieur S. la fatigue tellement ! Elle a bien pensé un instant qu’elle réagirait et le tuerait. Elle n’a pas pu.

Tuer un de ses patients, même sur le papier… !

 

                                                  F I N


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P
Une intrigue habile, passionnante. Tu mènes ton lecteur où tu le souhaites et ton art captive.<br /> Ce huis-clos qui s'apparente au théâtre (tes dialogues sont vifs et sonnent vrais !), cet affrontement psychologique au suspens intelligent (la tension va in crescendo) servent à merveille cette nouvelle au dénouement surprenant et réjouissant.<br /> Bravo ma chère.
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