Le camp des cloportes
psymage.Lita.S
Il part faire une conférence à Caen, il reviendra le lendemain. Les longues absences, c’est pas son fort ; les conférences non plus d’ailleurs mais cette fois, il s’est laissé séduire par l’enthousiasme de la voix au téléphone « … si si, nous comptons sur vous… » Il n’a pas osé dire non.
« Le totalitarisme chez les blattes et autres cloportes »
par Claude Yachevski
Entomologiste
Samedi 23 mai. Amphithéâtre 3 à 18h30
Il ôte ses lunettes et regarde défiler le flou du paysage. Ca l’étourdit un peu. Il tient dans ses mains le prospectus verts où apparaît son titre en lettres rouges. Dans la fièvre de la recherche et de l’écriture, il avait trouvé ce titre alléchant. A présent, il regrette… ce titre, ce déplacement absurde qui l’amène loin de son cocon de Montreuil.
A quand remonte sa dernière conférence ? Un bail. Il n’aime pas les aléas des voyages et de la rencontre avec les autres… Leurs regards, leurs moues dubitatives, leurs « Et vous ne pensez pas que… » Ca, c’est l’horreur. Non, il n’avait pas pensé que… Cette pensée lui avait échappé, comme le cheveu sur sa veste impeccable, comme le lapsus indécent, comme la blatte qui surgit de derrière le pot de café (pur arabica, très noir, très chaud). Ca y est, il a les mains moites, à la seule pensée de ce à quoi il n’a pas pensé. Il regrette son studio, son ordinateur, ses cactus. Sur le prospectus qu’il froisse et tord entre ses mains, on voit les mots « …la… porte… ». Il croit aux signes, aux pressentiments… Il n’aurait pas dû accepter. Trop tard, le train entre en gare. Caen, capitale du Calvados. S’il osait, il s’en jetterait bien un mais, la perte de contrôle, c’est encore plus dangereux que la peur.
« Monsieur bonjour ! Bienvenue à l’hôtel de l’Abbaye. Vous avez réservé ? » Quelle idiote ! Evidemment qu’il a réservé. Le sourire « fluor et plantes » de l’hôtesse fait naître en lui une envie de lui couper la tête d’un trait de « baygon vert ».
« Du calme, Cloclo, murmure-t-il dans l’ascenseur. La chambre climatisée et aseptisée lui convient. Il sent un peu des aisselles ; trop d’émotions et pas le temps de prendre une douche. Ca commence dans moins d’une demi heure. Sauter dans un taxi et puis… entrer dans l’arène.
Amphithéâtre 3. 18 heures 30. La salle est déserte. Se serait-il trompé ? Il cherche fébrilement un de ces foutus prospectus dans son cartable. L’objet se défend de ce peu d’égards en lui échappant et son contenu se disperse sur l’estrade. A quatre pattes, il se met à ramasser nerveusement ses notes éparpillées. Lorsqu’il relève la tête, ils sont là.
Etre surpris dans une posture aussi avilissante ! Son cœur va sortir de sa cage thoracique et rouler sur l’estrade parmi les mégots et ses notes, laissant une traînée rouge sur le plancher … Il sent ce rouge qui marbre son visage, ses oreilles… Il se lève prestement, les feuillets contre son sexe pour cacher une nudité imaginaire. Ils ne disent pas un mot et le regardent remettre de l’ordre dans ses papiers. Sans se presser, ils s’installent.
Ils ne sont pas nombreux, tout au plus une trentaine, sexes indéterminés autant qu’il peut en juger.
La voix du téléphone le rejoint sur l’estrade : « Merci d’être venu, Monsieur Jachevki… » Il ne corrige que pour lui-même « Yachevski, je m’appelle Yachevski », comme pour se retrouver un peu, faire cesser le flou qui l’envahit. La voix s’installe au premier rang, le sourire encourageant. A quelques rangs derrière, ils ne bougent pas, attendant en silence que l’orateur prenne la parole.
« Pourquoi parler de totalitarisme à propos des cafards et des cloportes ?... » Ca y est, il se lance. Dans son ventre, les boyaux semblent reprendre leur place à mesure qu’il dévide son sommaire. Il commence par passer en revue les diverses sortes d’insectes et crustacés de l’ombre avant d’évoquer leurs implications dans la vie quotidienne des mammifères supérieurs… La voix du premier rang ponctue ses fins de phrases de signes de tête approbateurs. Petit à petit, son propos d’élargit en métaphores -il évoque le cafard versant dépressif et le cafard versus rapporteur, les cafards célèbres du genre Beatles- et se précise. « … On peut aussi parler des cloportes à visages humains, de la métamorphose des cloportes, de ce que colportent les cloportes en porte à porte, de la paresse des cancrelats, des blattes qui déblatèrent dans les Caf’Arts… Toutes ces espèces des espaces clos qui portent en elles les germes d’une réponse totalitaire et exterminatrice… Elles se multiplient à une vitesse folle et polluent les esprits des gens sains, les lieux saints… Comme certaines races ont tenté ou tentent encore de le faire. Face à ces fléaux, il est souhaitable que des êtres supérieurs se lèvent et disent NON aux errances… »
La voix du premier rang a disparu. Il vient de le remarquer. Privé de cette présence bienveillante, il se sent en danger. Tout à coup, il perçoit une tension dans l’assistance. Ils n’ont pas l’air d’apprécier ses propos ou alors ils ne les comprennent pas… la masse a l’esprit si étroit ! Il tente de se ressaisir : « Euh ! Nous voyons donc les dangers que véhiculent ces espèces… » Ils se sont rapprochés. Peut-être ne parle-t-il pas assez fort. La sueur dégouline sur son front, s’arrête au bord de ses lunettes. « Quelle heure est-il ? » Il fait sombre tout à coup. Il manque d’air. Les fenêtres placées tout là-haut son inatteignables. Il ne voit plus rien.
Il entend…
Il entend des frottements, des crissements… Les cloportes sont en train de se rapprocher. Ils l’encerclent. Ils vont se venger. Caen est leur repaire, le Canaan de Caïn. Il ne savait pas.
Il est étendu par terre. Sous ses doigts, il sent le plancher sale et un vieux chewing-gum collé. Il distingue des voix, un brouhaha. « … manger… j’achève qui… ? à peler… le temps… ». Ils vont se ruer sur lui, le déchiqueter, se glisser par tous ses orifices, le grignoter de l’intérieur dès qu’il sera une viande froide, inerte. Salauds de cafards !
Au-dessus de lui, un visage d’ange blond… Déjà il entrevoit le Paradis des Aryens. Mais pourquoi cet ange a-t-il l’air si apeuré ? Très loin, le bruit d’une sirène : il va quitter la terre en musique.
Ils le touchent, se glissent sous lui avec précaution pour l’emporter vers leur repaire sombre et sale. Son cœur qui n’a jamais servi qu’à pomper s’arrête. A cet instant, il pense qu’avant qu’il ne soit froid et consommable, il leur reste un peu de temps.
Regardant l’ambulance s’éloigner, l’étudiante blonde murmure : « L’était pas net, ce Yachevski. J’ai rien compris à ce qu’il a déblatéré. »
F I N