Le manque

Publié le par Lita.s

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Il manque quelque chose, c’est sûr. Elle ne s’en est pas rendue compte tout de suite. A présent, elle en est certaine. Elle, si méticuleuse, ce manque la met mal à l’aise, comme une tache sur son tailleur vert-pomme. Elle ne peut en parler à personne, ils se moqueraient, ou pire, s’en ficheraient. Elle se souvient du jour où elle a fait un scandale pour un dossier retrouvé près de la machine à café, et le coup du trombone coincé dans la photocopieuse… Elle pianote avec agacement sur la plaque de commande de l’ascenseur. Ses ongles flamenco font à ses oreilles un bruit de castagnettes sur les touches. En temps normal, l’idée que ça pourrait bloquer l’ascenseur entre deux étages lui donnerait un petit plaisir pervers mais là, ce manque l’agresse, emplit sa tête, son ventre… Elle passe  avec humeur ses doigts dans ses cheveux auburn dont la permanente aurait bien besoin d’une retouche et se lance dans le couloir, comme un fox sur la trace du gibier.

Elle entre dans son bureau, vérifie que le stagiaire n’y fait rien et ressort. Elle se tient un instant adossée à la paroi de verre puis fonce vers l’accueil. Odile, l’hôtesse, se lime les ongles en jetant de temps à autre un œil sur un catalogue IKEA. Un coursier entrebâille la porte d’entrée et demande une signature. Odile prend avec lassitude le paquet au bandeau noir d’où dépassent des fleurs et signe. Sur la moquette beige, les pas du coursier laissent des traces humides. Il doit pleuvoir. Ses pas à elle glissent rapidement sans que ses talons aiguille ne s’y enfoncent. Dans le bureau du patron, plusieurs personnes discutent. Elle passe la tête par le sas qui permet à Bruno Pic de voir d’un seul coup d’œil le couloir et les bureaux-cages. Pas trace de la gifle sur la joue gauche du patron. Elle aurait dû frapper plus fort. Elle se redresse, et embrasse à son tour du regard l’ensemble des bureaux de la L.T.D corporation, petite entreprise florissante perchée au septième étage d'un immeuble cossu... Et dont le tout nouveau patron l’a rendue folle. Bruno Pic, belle gueule, amant plus doué que le précédent patron et beau portefeuille. Elle-même est déjà mûre mais certains de ses atouts font faire le yo-yo aux pommes d’Adam. Après avoir joué quelques temps au « Je te montre mais tu touches pas », un soir elle s’est laissée trousser dans le gros fauteuil brun du bureau directorial… Un petit frisson la parcourt à l’évocation de la première fois où ils se sont envoyés en l’air… « S’envoyer en l’air », ça lui dit vaguement…

 Ce manque ! Elle doit savoir.

Dans les toilettes des femmes, elle tente de réfléchir. Ca va finir par lui coller une de ces migraines, ce manque ! Adossée au miroir, elle essaie de revoir en mémoire son univers : son appartement où il y a si peu de choses. Si c’était là, elle l’aurait vite vu… Son bureau… Oui c’est là, c’est sûr. Elle repart au pas de charge vers sa cage. Le stagiaire est sorti. Mignon, ce petit mais un peu vert tout de même. Au mur, le calendrier indique d’un trait noir que nous sommes jeudi. Elle ne se souvient pas d’avoir tracé ce trait. Ce petit moins que rien a osé…

  Jeudi ! Ca y est, elle tient une piste. Quelque chose s’est produit entre le lundi et le mardi… ou plutôt entre le mercredi  et le jeudi. Ce manque doit être là. Se remémorer les évènements de la veille. Oui, c’est ça. Hier, c’était… mercredi.
 

 Elle revoit son arrivée au bureau, Bruno était déjà là… la petite nigaude asiatique aussi… Elle sent qu’elle brûle. Elle en a mal partout d’être aussi près. Ca la secoue jusque dans le ventre. Ce manque doit être énorme.
             Bruno et la jaune étaient dans le grand bureau directorial. Ils riaient. Bruno n’avait même pas fermé la porte et laissait errer sa main sur la croupe de cette saleté bridée. Pas une fois il ne l’avait appelée, elle. La journée avait passé comme ça, pas sa colère.

Mercredi soir, tout le monde était parti. Bruno était encore là. Elle l’avait rejoint, toutes griffes dehors. Il avait dit « qu’est ce que tu fous ici ? » Elle l’avait giflé, puis s’était excusée, avait tenté de l’embrasser. Il l’avait repoussée et elle s’était cognée sur l’angle aigu du bureau. Elle avait pleuré, lui avait demandé pardon, l’avait menacé… Il avait marché vers elle, l’air mauvais et elle avait reculé vers la baie vitrée largement ouverte en le suppliant « Encore une fois, rien qu’une … ». Il l’avait repoussée… « Juste une fois, s’envoyer en l’air comme tu aimais tant, Bruno… « 

Elle tremble en revoyant la scène, ça lui donne la nausée de se voir aussi pitoyable. Elle supplie, il la repousse, elle recule, tente de résister à ces mains chéries qui la poussent… Et puis tout bascule. Vertige. Trop d’air, manque d’air… Sa dernière pensée est pour son tailleur : il y aura une tache sur son tailleur, une grosse tache rouge. Comme celle qu’elle voit maintenant au niveau de sa poitrine… Du rouge partout.

Debout dans le hall, elle ne sent pas le flot des employés de la L.T.D Corporation qui passent à travers elle sans soupçonner sa transparence. Tous commentent le gros titre du bulletin interne où s’étale son portrait, en tailleur fushia sous le titre « Suicide de Marjorie Potter, l’assistante de Monsieur Bruno Pic. Elle nous manquera beaucoup. »

 

                                            FIN

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M
Lita , tu es passée chez moi.Je découvre à mon tour ton univers et à vrai dire j'aime beaucoup.Ta plume balance les mots ,dans une symphonie existentielle .J'aime particulièrement ce texte ...Alors oui je vote pour toi...bonne chance
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P
j'ai lu ta nouvelle avec une curiosité qui s'est accrue au fur et à mesure de ma lecture.<br /> ton acuité psychologique, ton style si précis et ces mots si bien choisis, ces variations dans le rythme et la respiration interne de tes phrases font que "Le manque" est un texte magnifique.<br /> On suit ton héroïne, on apprécie ce magnifique portrait de femme et la chute a une force incroyable, bouleversante et accentuée par ce ton lapidaire.<br /> Félicitations.
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T
Excellent.<br /> La mort et surtout l'après fascinent, n'est-ce pas?<br /> C'est aussi mon cas.<br /> Bises<br /> Thierry
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