Belzeth

Publié le par Lita.s


                                      psymage.Lita.S

            A sa naissance, personne ne s’est aperçu de rien. Un beau bébé comme ça, c’est un bonheur : potelé à souhait avec de petites fossettes pour ponctuer la rotondité de ses joues, l’exquise mollesse de sa chair… Elle a gratifié l’assistance de vagissements charmants avant que des mains gantées ne la déposent sur le ventre de sa mère…

            Sa mère, c’est moi, Charlène. Cela faisait si longtemps que je l’espérais, ce bébé miracle. Là, je m’étais juré que c’était la dernière. Je jetais l’éponge, le spéculum, mes follicules et mes ovaires au panier si ça ne marchait pas. Neuvième F.I.V sans que l’idée d’un acharnement thérapeutique ne m’ait effleuré le scalp. Bourrée d’hormones, j’ai passé des mois à me faire des piquouzes, à gonfler comme une truie, à espérer, espérer l’enfant… ou plutôt cette enfant. Oui, j’espérais une fille, et… je suis comblée.

            Je l’ai prénommée Belzeth, ne me demandez pas pourquoi. Aucune opposition à ce choix, je suis seule à décider. Belzeth n’aura pas de papa. Elle est le fruit de gamètes fiables qui ont rencontré mes follicules floconneux à souhait. Pas de père signifie économie de parlotes, de mégots dans mes plantes vertes, de jours de foot ou de rugby, de poils du cul autres que les miens sur le bord du bidet, de ralantes à propos de la cuisson des artichauts (moi je les aime croquants), seuls mes pets sous mes draps… Et j’en passe. Sans parler de la qualité des spermatozoïdes d’un éventuel compagnon. J’avais envie d’une enfant à gérer en solo.

            Autour de nous, le personnel hospitalier s’affaire. Le cordon a été soigneusement coupé, on nettoie la déchirure que ce beau bébé a occasionné à mon périnée. Des mains viennent de poser sur mon ventre un petit corps potelé qui déjà rampe vers mon sein. C’est un moment étrange où le fantasme se fait réalité, où enfin je vais faire connaissance avec un bout de moi, mon prolongement, mon autre moi. Un instant suspendu entre un avant où cette vie n’était pas, et ce maintenant où nos regards, nos souffles, nos peaux vont se rencontrer. Instant magique s’il en est après le stress, la violence de l’expulsion du cher ange.

            Cher ange ! Je ne sais pas à quoi je m’attendais. Rien dans l’air ne laissait prévoir cet instant étrange, ce secret uniquement partagé par ce tout petit être à peine né et moi, sa maman débordante d’amour avant même de l’avoir rencontrée. Malgré mon épuisement, je la prends dans mes mains afin de rencontrer ses yeux.

            C’est là que tout se déglingue.

            Je ne sais pas si vous avez déjà rencontré le regard d’un nouveau né tout juste débarrassé du mélange de sang, glaires et graisse qui recouvre sa peau. Généralement, les yeux à peine ouverts glissent, et dérivent sur les images sans les rencontrer. Maintenant, je sais que je ne suis pas folle, que ce n’était pas une sorte d’hallucination due à la fatigue des douze heures de douleur qui ont précédé l’accouchement sans péridurale pour cause d’allergie aux anesthésiques. Dire que j’en ai bavé est un doux euphémisme. On aurait cru que le diable avait pris possession de mon ventre. Alors oui, j’étais fatiguée, épuisée. Mes sens étaient émoussés, c’est vrai. Pas au point de ne pas remarquer que quelques choses déconnait. Une étrangeté sans nom qui tout à coup me prive de voix, de gestes, de pensée…

           J’ai passé mes deux mains sous ses bras menus et j’approche son petit corps nu et moite de mon visage pour effleurer sa joue de mes lèvres. J’ai tant rêvé de ce moment magique !

          Alors je la vois.

          Comment expliquer ? Les mots m’échappent encore maintenant. Apparemment, mon enfant, ma petite fille est une adorable créature : d’immenses yeux d’émeraude ourlés de cils déjà présents, un visage d’un ovale parfait, un nez joliment dessiné, une bouche aux lèvres d’aquarelle, un teint d’opaline… Habituellement, la beauté des bébés n’existe que dans les yeux de leurs parents. Ma fille, ma Belzeth est parfaite. Etrangement parfaite. Mais ce n’est pas cette étrangeté qui m’a laissée interdite lors de cette toute première rencontre. Alors que les mains expertes de la sage-femme jouent les cousettes dans mon entrecuisse, je suis soumise au regard d’un petit être. Un regard d’une rare férocité. D’une rare méchanceté. Comment recevoir ça ? Un enfant, un nouveau-né sensé être l’innocence faite chair ! Mais ce regard, toute son expression dit une haine profonde, une rare perversion qui me laisse sans voix, sans substance et puis…

          Soudain, elle sourit.

          Avez-vous déjà vu un bébé à peine né capable d’un vrai sourire ? Non, je ne suis pas folle. J’ai vraiment vu ce sourire. Un sourire diabolique… Une demi lèvre se retrousse et accompagne la joie mauvaise qui naît au coin des yeux. Mais ce que je ne peux chasser de mon esprit, ce qu’à personne je n’ai pu confier, c’est ce petit bout de langue furtivement exhibé, comme un coup de grâce. Un petit bout de langue obscène qui l’espace d’un battement de cils effleure mes lèvres. Je m’évanouis.

          Après, je ne me souviens pas bien. On a appelé ça le « blues du post partum ». A qui raconter, à qui dire l’impensable ? Autour de moi, tous s’exclamaient, se gargarisaient d’épithètes à la gloire de cette enfant en tous points parfaite. Cette enfant dont je ne saurai jamais le père. Alors j’ai « oublié ». J’ai voulu croire que j’avais eu une hallucination, un bref épisode de psychose puerpérale. J’ai même réussi à l’allaiter mais jamais mes yeux n’ont rencontré les siens. Jusqu’à  aujourd’hui.

          Belzeth a deux ans. Pour tous, elle est un être solaire, une merveille faite chair, une créature céleste qui égraine ses pas, ses mots, et fait la joie de ma mère. Mais moi je sais. Je n’ai plus de doute. Belzeth est un monstre, et de la pire espèce. De ceux qui se travestissent, vous ensorcellent, s’insinuent et frappent quand bon leur semble. Je m’étais faite à l’idée que mon esprit fatigué avait dérapé peu après mon accouchement. Mais à présent, plus de doute.

         Je crois bien qu’elle m’a haïe dès le premier jour, ou si ce n’était pas de la haine, en elle la noirceur est si dense qu’elle n’a pu la gommer lors de ce tout premier contact.

         A présent, c’est elle ou moi.

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N
Aussitôt dit, aussitôt fait, me voilà me précipitant sur ton texte suite à ton message sur mon blog, et là... sans voix ou presque je déroule mes yeux sur ces mots à la fois tendres et durs, je m'imprègne totalement de l'histoire et en reste bouche bée... <br /> Nanou
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S
oui, du talent à la pelle pour dire et faire naître aussi les images.<br /> je t'imagine, droite comme un i dans un fauteuil.<br /> calepin.<br /> sourire.<br /> yeux.
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T
Excellent. Belze "bu" th et qui a bu boira.
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C
De Belzeth à Belzebuth... Quel enfant du diable! Mais quel talent, aussi, et quel style pour raconter, en transcendance, ce qui serait avant tout un drame intime. Et à la fin on pourrait volontiers s'attendre à quelque suite! (cela promettrait!) Merci, Lita, pour cette saisissante nouvelle, si rondement ...enfantée.<br /> Ch
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