Les gants blancs
Les gants blancs
J'ai longtemps eu pour les religieuses une haine féroce quoique rentrée. C'est à cause des gants blancs. A deux ans, même si on est bien outillée pour la vision lointaine, on regarde surtout ce qui est proche et ce que je voyais quand je me retrouvais aux bons soins des religieuses, c'était les gants blancs qui cachaient mes minuscules mains jointes. Il y avait aussi la sensation de douleur interminable de mes petits genoux sur le sol dur, tant j'avais l'impression que le temps s'étirait à ces moments là… Mais ce qui me reste, ce sont les gants. Sur ma peau brune, le contraste était suffisamment saisissant pour que je ne voie que ça. J'en oubliais les autres petites filles en prière à mes côtés dans l'immense salle. Etait-elle si grande que ça ? A présent j'en doute. Des yeux qui ne se sont ouverts que depuis deux ans ont tendance à tout voir en grand, même des petites mains gantées de blanc. C'était peut-être pareil pour les oreilles : ayant peu servi elles amplifiaient les sons… et les non sons. Le silence était assourdissant. Combien de temps fallait-il rester ainsi, agenouillées dans une prière muette ? Tout en moi devait avoir envie de hurler mais gare aux coups de badine… on ne rigole pas avec la religion. Je n'ai pas le souvenir d'avoir jamais été frappée car j'étais alors d'une sagesse que je trouverais inquiétante chez ma fille. Quant aux larmes, elles n'étaient pas non plus permises. La force de notre foi était ainsi éprouvée.
Mes souvenirs de cette toute première école sont tristes et vides. Peu d'images outre celles de mon petit uniforme bleu marine, mes anglaises en ordre convenable et les gants blancs sur mes mains jointes. Et le temps qui s'étire, de lieux en lieux, de prières en prières, en visites à la très sainte mère à demi mourante, en histoires de zombis, de châtiments éternels, de malheureux enterrés vifs… C'est à peine si j'ai le souvenir du soleil haïtien.